La Carrière Sarazin
Le treuil et le puits constituent les éléments les plus visibles et les plus emblématiques de la carrière: deux piles de belles pierres de taille, chevauchées d’une poutre et d’une poulie permettaient de remonter les blocs extraits de la carrière grâce à un câble et un treuil.
Si le treuil a besoin d’une remise en état (le câble, la poulie et la poutre ne sont plus utilisables),
je constate lors de ma descente que le puits, taillé dans la masse de calcaire est dans un état de conservation étonnant.
Arrivé dans la carrière, c’est l’émerveillement: Le lieu est dans un état de conservation étonnant, comme si le travail avait cessé la veille. Des blocs impressionnants (jusqu’à 5 m détachés de la masse calcaire sont soigneusement rangés et attendent patiemment d’être montés et livrés, des outils d’extraction (un peu rouillés après des années d’inactivité) et de travail de la pierre sont posés à côté des fronts de taille et même les murs ont conservé les inscriptions (décompte des pierres, dessins) des ouvriers qui ont travaillé ici. Les galeries elles- mêmes gardent les marques du travail difficile de l’extraction des blocs: traces laissées par les outils, saignées et découpes destinées au passage des outils, niches dans la paroi permettant aux carriers de ranger leurs objets personnels, rampes en remblai, pierre et poutres permettant de charger et déplacer les blocs.
Il reste même encore dans la galerie principale un petit chemin de fer «portatif» qui permettait d’amener plus facilement jusqu’au treuil des blocs de plusieurs tonnes: les mils de voie étroite (0,60m de large) démontables, deux plaques tournantes et même un wagonnet de type Decauville sont toujours en état de fonctionnement.
C’est sur le wagonnet que notre attention va porter. Un brossage minutieux et un éclairage approprié permettent de constater que les 4 roues du wagonnet comportent des inscriptions moulées dans la fonte, dont un surprenant «NEW YORK » désignant l’un des États américains...
La présence à priori insolite de matériel américain dans une carrière d’Eméville nécessite quelques explications sur la voie de type Decauville. Selon la définition du Robert, Decauville désigne à la fois le nom de l’inventeur et son invention, le chemin de fer à voie étroite.
Les origines de la voie Decauville, et le développement de la voie étroite au service de l’industrie.
A l’origine de la voie étroite industrielle, on trouve les transports culturaux à petite distance qui utilisaient des voies en bois dont les longrines étaient garnies de bandes de fer plat ou de cornières métalliques.
Tout allait changer avec l’entrée en scène de Paul Decauville.
Au milieu du XIX siècle, une partie de la famille Decauville cultive la betterave sucrière à proximité de Paris, sur plusieurs centaines d’hectares. C’est ainsi que l’exploitation agricole est confrontée au problème du transport des betteraves récoltées, lorsque les champs sont détrempés par les pluies.
Les betteraves sont transportées dans des tombereaux aux mues en bois cerclées de métal, qui s’enfoncent facilement dans la terre humide. Malgré les efforts de 3 ou 4 chevaux il faut, lorsque l’attelage est bien enlisé, décharger le contenu du tombereau, le dégager de ses ornières, le recharger et recommencer la même manœuvre autant de fois que nécessaire.
C’est à l’automne 1875, pour transporter à la raffinerie quelques 9000 tonnes de betteraves, que Paul Decauville décide d’utiliser un chemin de fer portatif en s’inspirant des systèmes qui existent déjà.
Les ateliers de construction Decauville réussissent à fabriquer une voie qui allie solidité et légèreté, qui sont les 2 caractéristiques indispensables du chemin de fer portatif.
En effet, il doit être facile à poser et à démonter, robuste mais suffisamment léger pour être déplacé facilement là où on en a besoin.
La production est ainsi sauvée et l’entreprise familiale adopte ensuite pour son usage particulier ce chemin de fer portatif qu’elle ne cesse de perfectionner.
C’est ainsi que les wagonnets à benne basculante, qui avaient remplacé avantageusement brouettes et tombereaux sont aussi utilisés pour le transport du personnel en fixant des banquettes sur la plateforme débarrassée de sa benne.
Plus tard, à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris en 1878, le matériel Decauville assure le transport de plusieurs dizaines de milliers de visiteurs et donne entière satisfaction.
C’est une formidable publicité que les catalogues Decauville ne manquent pas de mentionner, tout en publiant les lettres de satisfaction des clients, que ce soit des administrations, des entrepreneurs privés ou des régiments militaires.
Le nom Decauville entre dans la légende.
La maison Decauville fabrique aussi bien de la voie étroite que du matériel roulant, locomotives, wagons et wagonnets pour scieries et les sucreries, pour les mines et les carrières (la famille Decauville exploite des carrières de pierre meulière), pour le transport des passagers dans les stations balnéaires, etc.
Durant la Grande Guerre, l’usine de Corbeil fabrique des chars et des obus, et la voie étroite devient indispensable au ravitaillement du front rendu impossible aux camions sur les routes défoncées.
Le chemin de fer portatif offre l’avantage de pouvoir être remis en état plus rapidement et d’être déplacé facilement au gré de l’avancement du front.
En 1917, alors que le Général Pershing s’exclame ‘Lafayette, nous voilà! », les Américains, tout comme les Britanniques auparavant, apportent leur propre matériel roulant.
En 1918, le trafic se développe sur 2050 kilomètres de voies, on transporte 19.000 tonnes de matériel par jour grâce à 500 locomotives, 155 locotracteurs et 4276 wagonnets.
L’après guerre
Dans une période où il faut tout reconstruire, de nombreux entrepreneurs récupèrent du matériel pour en équiper leur usine, leur scierie, leur mine ou leur carrière. Les ferrailleurs font fortune dans la récupération des métaux de toutes origines.
Quelques décennies plus tard, ce sont les mines qui, cessant leurs activités, fourniront à leur tour quantité de matériel à certains exploitants de carrières.
Une voie étroite à Eméville.
Rappelons tout d’abord que toute voie étroite n’est pas nécessairement un Decauville.
En 1913, la maison Civet Pommier, exploitant la carrière du chemin de Vez à Eméville, décide d’installer une descenderie pour aller charger les blocs sur des wagonnets dans la carrière, à proximité immédiate du front de taille. A l’origine, les pierres étaient sorties de la carrière par un puits.
Un gain de temps et de productivité considérable est ainsi réalisé, car les opérations de bardage monopolisent des moyens humains et mécaniques importants.
La voie métrique qui sort de la carrière est raccordée au réseau qui dessert aussi la carrière de la Bouloye à la limite des communes d’Eméville et Bonneuil-en-Valois.
Le «tacot », dont certains émévillois se souviennent, était très vraisemblablement un locotracteur au benzol de marque Pétolat, un fabriquant de Dijon.
Les blocs étaient transportés en convoi de plusieurs wagonnets jusqu’au dépôt de pierre de la gare d’Eméville, où ils étaient stockés en attente d’être chargés sur le chemin de fer qui les emmenait jusqu’à leur destination d’utilisation, plus lointaine.
Le cas de la carrière Sarazin
La carrière Sarazin est dotée d’environ 120 mètres de voie de 0m60, en trois tronçons, avec 2 plaques tournantes et un wagonnet. Cette voie servait à amener les blocs jusqu’au bas du puits d’extraction, sous le treuil. Les blocs transportés pesaient jusqu’à 5 tonnes!
Les plaques tournantes à galets sont du même modèle que certaines utilisées par le Génie dans la place forte de Verdun. Elles sont toujours opérationnelles.
Si le châssis du wagonnet est de marque Decauville ainsi que l’attestent les inscriptions sur les boites à huile, les essieux ont été fabriqués aux États-unis. Les roues, sous une épaisse couche de graisse et de poussière de pierre, portent la mention « BUFFALO CAR WHEEL CO NEW YORK ».
Cette compagnie américaine fabriquait en effet du matériel roulant au début du XXe siècle et les roues proviennent sans doute des surplus de l’équipement américain apporté en 1917 et revendu après guerre.
Voilà comment, après une traversée de l’Atlantique en cargo et un possible baptême du feu sur une ligne de front, ce matériel se trouve encore aujourd’hui à Eméville, où nous espérons qu’il nous aidera un jour à transporter de nouveau des blocs de pierre dans le cadre d’une reconstitution du travail des carriers.